L’inégalité des genres dans l’espace public

 

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’espace public n’est pas un lieu neutre en matière d’égalité des genres. De nombreuses études sociologiques parues ces dernières années (Lieber, 2008 ; Di Méo, 2011 ; Maruejouls et Raibaud, 2012) ont démontré que la plupart des villes ont été conçues par et pour les hommes. Pour autant, la situation n’est pas irréversible : de petits changements, souvent très simples, dans l’aménagement urbain peuvent résorber ces inégalités…

Crédits : Castor et Pollux paysage et design urbain, Les Terrasses Roy (Montréal)

Crédits : Castor et Pollux paysage et design urbain, Les Terrasses Roy (Montréal)

Introduction

L’inégalité des genres dans l’espace public commence par l’invisibilisation des femmes au sein de celui-ci. L’exemple le plus marquant de cette invisibilité du genre féminin réside dans la dénomination des rues :

  • En 2019, à Paris, 12% des voies parisiennes portaient le nom d’une femme.

  • Sur l’ensemble du territoire français, ce chiffre s’élève seulement à 2%. 


Si la capitale mène une politique de féminisation des noms de rues qui a permis de doubler la proportion des voies portant le nom d’une femme depuis 2014, l’égalité est encore loin d’être atteinte aussi bien à Paris qu’au niveau national. Pourtant, la dénomination des rues est hautement symbolique : elle rend hommage à des personnes qui se sont illustrées par leur combat, leur engagement, leur créativité ou encore leurs performances artistiques ou sportives. Ainsi, en oubliant les femmes dans la dénomination des voies, leur influence dans l’Histoire est omise et leur invisibilité dans l’espace public se retrouve d’autant plus renforcée. 

Crédits : Le Figaro, Seulement 2% des rues françaises portent le nom d’une femme

Crédits : Le Figaro, Seulement 2% des rues françaises portent le nom d’une femme

Cet exemple d’invisibilisation du genre féminin dans l’espace public n’est pourtant pas un cas isolé. L’espace public n’est pas un lieu neutre en matière d’égalité des genres. De récentes études sociologiques (Lieber, 2008 ; Di Méo, 2011 ; Maruejouls et Raibaud, 2012) ont démontré que la plupart des villes ont été conçues par et pour les hommes. Cette conception genrée de la ville contribue à définir et transformer les relations qui s’y déploient. Il a été prouvé que les femmes et les hommes ne se déplacent pas de la même manière en ville. Ils n’utilisent pas les mêmes lieux publics et ne sont pas exposés aux mêmes difficultés dans l’espace public. 


En reposant principalement sur le Guide Référentiel : Genre et Espace public de la Mairie de Paris, cet article réalise un état des lieux des idées reçues sur l’espace public, de les déconstruire et de montrer qu’avec de simples changements dans l’aménagement urbain, il est possible de rétablir une égalité d’usage de la ville entre les femmes et les hommes. 



La circulation dans l’espace public


Il est commun de penser que l’espace public appartient à tout le monde. De nombreuses idées reçues nous poussent à penser que les motifs de déplacement des femmes et des hommes sont semblables puisque le travail domestique est également partagé ou encore que la nuit est ressentie de la même façon par les deux sexes. Il est important de déconstruire ces stéréotypes pour résorber les inégalités de genre dans la ville.

Selon une étude parue en 2014 par le Haut Conseil à l’Egalité Femmes Hommes

  • En 2010, le temps consacré au travail domestique était de 66% pour les femmes contre 34% pour les hommes.

  • Les femmes réalisent près de 75% des accompagnements des enfants et des personnes âgées.

  • 100% des femmes ont connu au moins une fois une situation de harcèlement sexiste et sexuel dans les transports en commun.


L’espace public n’est pas vécu de la même façon en fonction du sexe. Jusqu’à présent, ces variables étaient rarement prises en compte dans l’aménagement urbain. Pourtant, une conception nouvelle de l’urbanisme pourrait apaiser la circulation dans l’espace public, par exemple en limitant la voiture dans la ville et en facilitant l’accès aux services. 

Limiter l’espace dédié à la voiture  


Les statistiques montrent que les femmes utilisent davantage les transports en commun et marchent plus que les hommes qui, eux, conduisent plus. Dans les grandes villes, entre 60 et 70% de l’espace public est dédié à la voiture. En rééquilibrant ces proportions, le partage et l’usage de l’espace public deviennent plus égalitaires.

Un exemple concret : les superillas à Barcelone (Espagne)

Les “superillas”, ou super-ilôts en français, sont un projet urbain à Barcelone qui a pour but de redonner les rues aux piétons et cyclistes en créant des zones où la voiture est interdite. La superilla est reliée à des boulevards pour permettre le trafic routier mais en son sein, seules les voitures autorisées peuvent circuler à 10 km/ heure. Les parkings sont également proscrits, relayés au sous-sol. A la place des anciennes infrastructures routières, des places pourvues de bancs, d’aires de jeux seraient installées. Six superillas ont été créés par la Ville, l’objectif est d’arriver à cinq cent endroits de ce type au terme du projet.

Crédits : Escofet, Superilla Sant Antoni

Crédits : Escofet, Superilla Sant Antoni

Faciliter l’accès aux services

Le care est un terme anglo-saxon désignant la capacité à prendre soin d’autrui. C’est une disposition très souvent assignée aux femmes, qui renvoie au fait de s’occuper des enfants en bas âge, des personnes âgées et, de manière générale, de toutes les personnes vulnérables. Le care impacte indirectement les motifs et les modalités de circulation dans l’espace public. La mère de famille circulant avec une poussette sur des trottoirs étroits ou des transports en commun bondés, est un exemple parmi d’autres. 

Pour aider les femmes, majoritairement responsables du care, la multiplication des zones piétonnes, des zones 30 et des zones partagées permettrait d’apaiser la circulation, notamment en aplatissant le niveau des trottoirs pour créer un espace de rencontre. 


L’occupation de l’espace 

Si la circulation dans l’espace public est l’objet de nombreuses idées reçues, l’occupation de celui-ci n’échappe pas non plus aux stéréotypes. En effet, il est communément admis que les hommes et les femmes aient le même usage de l’espace public et qu’il n’existerait pas d’espace interdit à quiconque, de «murs invisibles». Pour autant, l’étude de 2014 réalisée par le Haut Conseil à l’égalité entre les Femmes et les Hommes

  • 76 % des Françaises ont été suivies au moins une fois dans la rue.

  • 100 % des femmes ont été harcelées au moins une fois dans les transports en commun. 

Ces chiffres démontrent une situation inquiétante qui débouche inévitablement sur un usage et des pratiques différenciés de l’espace public entre les femmes et les hommes. Ce sentiment d’insécurité chez les femmes est d’autant plus exacerbé avec la surreprésentation des hommes dans l’espace public : ils y séjournent tandis que les femmes le traversent. Pour établir un usage égal de la ville, il est important de prendre le problème à la racine et de proposer des aménagements urbains favorisant la mixité et ce dès le plus jeune âge. 


Favoriser un partage égal de l’espace public dès l’école primaire

Edith Maruéjouls a démontré que l’aménagement des cours de récréation révèle un rapport de force sur le partage de l’espace contribuant à invisibiliser les femmes. Elle  estime que, dans une cour de récréation, plus de 70% de l’espace est occupé par les garçons, en jouant au football notamment. D’autres études ont montré qu’à partir de l'entrée au collège, l'accès aux équipements de loisirs devient restreint pour les filles. Elles deviennent rapidement invisibles dans l'espace public, structuré notamment autour des stades, skateparks ou autres boulodromes. Il est important de renforcer, diversifier et donner de la place aux activités des filles dans l'espace public en construisant des équipements favorisant la mixité.

Un exemple concret : Rosens röda matta, à Malmö (Suède)

A Malmö, en Suède, la mairie souhaitait créer un skatepark et un terrain de basket à la place d'un parking. Un collectif de 13 femmes a été choisi pour développer et enrichir le projet. Celui-ci aboutit à la création d’une scène avec des hauts parleurs ainsi qu'un espace de danse et un mur d'escalade. Il s'agissait là, non pas d'opposer les jeunes hommes et les jeunes filles, mais de les orienter, grâce à un espace « neutre », vers des pratiques communes liées à leur culture urbaine partagée. 

Crédits : Bergochdahl, Rosens röda Matta

Crédits : Bergochdahl, Rosens röda Matta

Augmenter le nombre de toilettes publiques 


Dommage collatéral inattendu de la crise sanitaire du COVID avec la fermeture des bars et des restaurants, le manque de toilettes publiques est devenu une véritable problématique. Bien que ce problème touche toute la population, les femmes sont les premières victimes du manque de ces infrastructures. 

Clara Greed, chercheuse britannique spécialisée dans l’urbanisme inclusif, a démontré l’absolue nécessité des toilettes publiques : les femmes sont celles qui ont le plus besoin de toilettes publiques propres, sécures et bien aménagées, mais aussi celles qui en ont le moins à disposition. En effet, une femme passe en moyenne trois fois plus de temps aux toilettes qu’un homme et ces toilettes demandent également trois fois plus de place que de simples urinoirs. Augmenter le nombre de toilettes dans l’espace public permettrait aux femmes de se réapproprier la ville et de circuler plus librement. 


Ajouter des bancs

Pour que les femmes occupent véritablement l’espace public et ne se contentent plus de le traverser, l’ajout de bancs s’avère indispensable. Ces assises sont essentielles pour les personnes responsables du “care” car les enfants et les personnes âgées ont particulièrement besoin d’une ville jalonnée de bancs, pour réaliser une pause dans leur déplacement. Sans banc, des stratégies d’évitement sont mises en place par ces typologies d’usagers qui sortent moins ou réduisent leur temps de parcours.

Crédits : La nouvelle République, Un banc public pour garder le lien

Crédits : La nouvelle République, Un banc public pour garder le lien

Toutefois, le banc public est de plus en plus critiqué et tend à se raréfier dans l’espace public. Il suffirait pourtant simplement de repenser son aménagement pour contribuer à rendre la ville plus agréable et plus égalitaire comme par exemple prêter une attention particulière à son emplacement et orienter l’assise de façon à établir des zones de convivialité, de donner envie de s’asseoir en le positionnant dos à la rue.


Pour aller plus loin :

  • Guide référentiel : Genre et Espace Public ; Mairie de Paris

  • Filles/ garçons : l’offre de loisirs ; Edith Maruéjouls et Yves Raibaud

  • Les murs invisibles : Femmes, genre et géographie sociale ; Guy Di Méo

  • Genre, violences et espaces publics : la vulnérabilité des femmes en question ; Marylène Lieber

  • Inclusive Urban Design : Public Toilets ; Clara Greed

 
Raphaël CHERRIER